La vendange 2023 est très particulière, à bien des égards.
Agronomiquement tout d’abord, elle est extraordinaire, par des grappes de Cocagne, énormes.
À maturité, le poids moyen d’une grappe bien née de raisin Champenois s’établit autour de 100 grammes. En 2005, tout le vignoble était en émoi, car il avait atteint 173 grammes précisément, et on pensait ce record imbattable. Tu parles, Charles : cette année, les grappes dépassent les 200 grammes. Du jamais vu, de mémoire de sécateur.
Cette bienheureuse anomalie trouve plusieurs facteurs d’explication, et en premier lieu une floraison exceptionnelle. Dès le mois de juin, les capteurs de pollen installés dans les vignes s’affolaient, signalant des niveaux inhabituels. Puis nous avons eu cette sécheresse asymptomatique, arrosant généreusement les coteaux. Même si ces précipitations ont pu induire ça et là quelques poussées d’oïdium, les grappes en ont largement profité. Enfin, cerise sur le gâteau, cette canicule asymptomatique avec des températures de 34° dans les vignes (l’an dernier, nous avions eu 35°) qui a parfaitement mûri les baies (très léger échaudage). Reste que personne ne sait vraiment pourquoi la fleur a été aussi belle cette année…
Des blancs au meilleur de leur potentiel.
La qualité des blancs est très supérieure à celle des noirs. Pour cette vendange 2023, les Chardonnay ne présentent aucune trace de maladies, et sont d’une excellente maturité. Pour les noirs, l’année a été plus difficile.
Les Meuniers de Beaunay ont tourné avant qu’ils ne soient vendangeables. Dix jours avant les vendanges, déjà, des effluves acétiques dans cette vigne signalaient des fermentations sauvages, causées par l’éclatement de baies, ou les piqûres de certains insectes. Nous avons dû les mettre à terre, le cœur lourd.
Les Pinots de Barbonne, eux, présentaient un état convenable (10.1 d’alcool potentiel), mais fragile (foyers de botryitis), aussi avons-nous décidé de les vendanger avant la date officielle, ce qui ne peut se faire qu’après accord de l’INAO, à Paris. Et la demande de dérogation de récolte en avance de bans doit préalablement être après validée par l’autorité locale, président de section viticole locale, ou correspondant de l’AVC. N’ayant jamais eu l’occasion de demander cette autorisation, nous avons pu observer, chose peu commune en France, que ce mécanisme administratif fonctionnait parfaitement bien, même le samedi. Il faut dire une fois de plus le pragmatisme remarquable de l’organisation interprofessionnelle : si des décisions générales sont prises et s’appliquent à tous les viticulteurs, des mécanismes dérogatoires permettent de gérer avec intelligence les cas particuliers causés par les facéties de Dame Nature : les vignerons travaillent sur le vivant, domaine dans lequel le mot « norme » n’a pas vraiment de sens.
Pressurage du premier marc de la future nouvelle cuvée spéciale
Cette année, le pressoir des Petits Limons a écrasé le premier marc (4000 kilos) de la future nouvelle cuvée des Champagnes Neuville, qui sera disponible dans trois ans. Elle sera élaborée pour partie avec les blancs de Cuche-Moiselle, une vigne plantée à Barbonne, de 1972 à 1975, il y aura bientôt 50 ans. Et uniquement avec des raisins issus de vieilles ou de très vieilles vignes.
Les vieux ceps produisent des raisins de caractère : plus de matière, plus de charpente, plus d’expression. La métaphore ne s’applique pas toujours au genre humain ! Cette cuvée portera le prénom d’une filleule, fille d’un convoyeur célèbre en Champagne pour ses extravagances vestimentaires. Vous avez trois ans pour deviner qui !
Deux mille kilos de plus pour la réserve
Le climat se réchauffe à grande vitesse, provoquant un affolement général dans la caste administrative, qui n’est pas en reste d’idées saugrenues et extrêmement coûteuses, en plus d’être inefficaces, pour lutter contre ce phénomène. Pour notre part, nous essayons de faire face à l’un des désagréments induits par ce réchauffement (qui a par ailleurs beaucoup d’avantages agronomiques, du moins pour le moment) : la remontée des cicadelles, spécialement l’espèce Scaphoideus titanus. Il s’agit d’un petit insecte suceur, qui n’était pas présent en Champagne à cause du climat trop rude, mais qui s’acclimate actuellement. En se nourrissant sur les vignes, les cicadelles leur transmettent le phytoplasme de la flavescence dorée, une maladie de la vigne assez récente (1950), mais actuellement sans remède. Difficile à reconnaître (il faut un test de laboratoire pour la certifier), la maladie peut ensuite se transmettre de cep à cep par les racines. Les pieds atteints dépérissent, ne produisent plus de raisin, et meurent. Tout cep atteint doit être déclaré à l’administration et arraché, et un certain pourcentage de pieds malade entraîne l’arrachage complet de la parcelle.
C’est pour anticiper cette nouvelle menace que les Champenois, prudents, ont décidé d’augmenter la réserve, cette portion de récolte que nous conservons dans les cuves sans avoir le droit de la vendre, sauf dérogation pour catastrophe « classique » (gel, grêle), et maintenant pour arrachage lié à la flavescence.
Une vendange sans petite équipe
Maryse, chez qui la petite équipe est habituellement restaurée et hébergée, a fait une mauvaise chute, deux mois avant les vendanges. Fracture de la malléole, opération, broches et plaques, plus huit semaines d’immobilisation, cette dernière avanie étant la pire qu’il puisse lui arriver. Vous vous rendez compte ? Huit semaines d’inactivité pour Maryse ?! Impensable !
Dans ces conditions, il aurait été très difficile de recevoir la petite équipe. Aussi avions-nous prévu de faire exécuter ce travail en prestation, avec l’aide d’un voisin. L’état du raisin en a décidé autrement : avec la seule grande équipe, et l’équipe des convoyeurs, nous avons commencé par les noirs de Barbonne, puis les blancs, et n’avons pas récolté Beaunay.
Pas de petite équipe cette année, donc, pas de dîners animés dans le garage, pas de retour des convoyeurs à des heures indécentes, pas de menus gargantuesques avec les légumes du jardin de Jean… Mais quand même quelques bières et quelques matches de rugby chez Odette et Gilles !
Ceux qui sont morts…
Les galipes ont été endeuillées cette année par le décès brutal de cinq vendangeurs, en plus de Maître Jacques, notre restaurateur de Saudoy, mort cet été au Portugal, le pays de son épouse. Le plus jeune de ces morts avait 19 ans, d’après les journaux la plupart sont décédés d’arrêt cardiaque. En Bourgogne, également, deux morts.
Les causes de ces décès étranges sont très probablement multifactorielles : chaleur, travail, fatigue, voire stupéfiants. Mais aussi, possiblement, les injections Pfizer, puisque que les arrêts cardiaques font désormais partie des effets secondaires reconnus de ces cocktails méphitiques. Or, ces conditions de travail, chaleur, travail, fatigue, les vendangeurs les pratiquent depuis quelques siècles : on a déjà vu des températures de 34°, et même au delà. Mais on avait jamais vu que des hommes de 19 ans en meurent d’un coup…
A signaler également, des inspections de la direction du travail, qui ont conduit au démantèlement d’hébergements insalubres, et au déclenchement d’une enquête pour traite d’êtres humains, suscitant de vives réactions en Champagne. Il faut répéter que ces hébergements scandaleux, en dehors de leurs responsables directs, ont deux causes gouvernementales. La première est la directive Bolkestein, qui permet d’employer des salariés avec les charges sociales du pays d’origine, et non du pays employeur. Cette disposition fiscale a fait renaître le beau métier de négrier, recrutant les salariés à bas coûts des pays pauvres, pour revendre leur travail à prix d’or en Champagne. La seconde est la réglementation sur l’hébergement, imposée il y a une trentaine d’année à l’initiative du délinquant et ancien ministre Alain Juppé, qui fixe des conditions de confort rendant impossible dans beaucoup de cas le logement chez l’habitant. Du coup, les vendangeurs doivent se débrouiller eux même, et les plus pauvres sont sous tente, sans aucune installation d’hygiène. Il serait temps que l’absurdité de ces deux dispositions arrive jusqu’aux cerveaux des gens qui en sont prétendument responsables. Ce n’est pas gagné…
Merci à Yves pour les photos !