Voilà un mot qui fait rêver. Chacun se remémore les souvenirs des anciens, les récits lus ici et là, quelquefois croustillants. C’est la plus jolie part de la réalité, qui ne doit pas faire oublier la plus grande, les vendanges sont une période d’effervescence en Champagne, qui couronnent le travail d’une année entière, et sont elles-même un travail.
Un marché organisé par l’interprofession.
Aucune année ne ressemble à une autre : la Nature est souvent très généreuse, d’autant que les conditions climatiques (le fameux réchauffement) est pour le moment très favorable à la culture de la vigne en Champagne. Cependant, comme pour nous rappeler que l’homme n’est pas grand chose dans la Création, les accidents se succèdent : gels de printemps, grêles, attaques de mildiou ou d’oïdium, et il peut arriver qu’il n’y ait aucun raisin à récolter. Et il peut se produire que le réchauffement climatique finisse par nuire gravement à la qualité du Champagne.
Côté consommation, il existe une tendance générale à la hausse ou à la baisse, qui est une courbe à fluctuation lente, un peu comme la trajectoire d’un paquebot. Mais de temps à autre, il existe aussi des accidents. Par exemple, la crise de 2008 a fait s’effondrer les ventes de champagne d’environ un tiers, idem pour la crise coronavirus de 2020. Depuis 2022, la tendance est fortement haussière, les amateurs ayant apparemment tendance à rattraper le retard festif des confinements et autres restrictions plus ou moins absurdes, cela durera ce que cela durera.
Or qui dit variation de production et de consommation dit forcement effondrement des cours quand un accident de consommation rencontre une année pléthorique, ou spéculation sur les raisins quand une belle année de consommation croise une année effroyable en production.
Afin d’éviter cela, et d’assurer une gestion de stock intelligente (la Champagne conserve dans ses caves un peu plus d’un milliard de bouteilles, soit entre quatre et cinq années de consommation, ce qui génère des coûts importants), vignerons, coopératives, et maisons se réunissent au cours de l’été, afin de fixer une quantité de raisin récoltable à l’hectare, et une quantité qui pourra être mise en réserve. Chaque année, ces quantités varient, en fonction de l’évolution de la demande, de la qualité de la récolte, et des stocks en cave. Le reste est impitoyablement abandonné, crève-cœur de tout vigneron bien né, mais prix à payer pour une stabilité des marchés. Force est de constater que ce système fonctionne remarquablement bien, au grand bénéfice des consommateurs et des producteurs.
Le ban de vendanges.
C’est le raisin, qui détermine la date de la vendange : impossible de faire du bon vin avec du raisin vert. La date optimale est celle qui va assurer au raisin le meilleur équilibre entre le sucre et l’acidité, indispensable pour conserver la fraîcheur du vin.
La maturité du raisin est évaluée par sa concentration en sucre, mesurée au réfractomètre. Le cahier des charges de l’appellation fixe la concentration minimum à 143 grammes par litre de moût (jus de raisin), soit un degré d’alcool potentiel de 8.5°. En cuverie le degré moyen ne doit pas être inférieur à 9.
Ce degré minimum peut varier suivant les années. Ainsi, en 2017, année assez chaude pour l’arrière-saison, il a été fixé 9.5, tandis que certains se rappellent, il y a longtemps, d’années rentrées à 7.5. Le réchauffement climatique n’a pas que de mauvais effets.
La date de vendanges optimale dépend de la pluviométrie, de l’ensoleillement, et de l’interaction des caractéristiques de l’année avec les cépages : certaines années, il faut couper les pinots noirs avant les blancs, tandis que pour d’autre années, c’est l’inverse.
Quelques semaines avant les vendanges, un réseau spécial de 260 vignerons (le réseau MATU) fait des prélèvements dans un certain nombre de parcelles, afin de mesurer le taux de sucre des baies. Ces données sont centralisée par le syndicat des vignerons, qui transmet ses conclusions au Préfet, qui prend alors un arrêté officialisant les dates de vendanges, par village et par cépage, le « ban de vendanges ». Voilà un bel exemple d’articulation entre ceux qui connaissent et ceux qui gouvernent. Il est regrettable que les cas où ceux qui gouvernent prennent la place de ceux qui connaissent soient plus nombreux…
Une vendange à la main.
Le cahier des charges de l’appellation Champagne exige que la récolte soit faite à la main.
De cette façon, les raisins restent intacts jusqu’au moment où ils sont pressurés. Cela assure une qualité optimale pour les jus, et aussi la possibilité de faire des vins blancs avec des raisins qui sont noirs en majorité.
La conséquence immédiate est que le besoin de main d’œuvre pendant les vendanges est très important : la Champagne, pour vendanger de 350 millions de kilos de raisins sur une aire d’appellation de 34.000 hectares (donc environ 11.000 kgs par hectare), embauche entre 90 et 130.000 vendangeurs chaque année (les meilleurs experts en robinets qui fuient ou en trains qui se croisent en auront déduit que chaque vendangeur récolte donc une moyenne de 3.500 kilos de raisins, au cours de vendanges qui peuvent durer jusqu’à 10 jours).
Les vendangeurs cueillent le raisin, et le mettent dans des paniers. Quand leur panier est plein, ils appellent le débardeur, dont le rôle est de vider les paniers pleins dans des caisses qui, remplies, pèseront une quarantaine de kilos. Une fois ces caisses remplies, elle sont descendues au bas des vignes, et chargées dans un camion ou sur une remorque de tracteur, pour être emmenées au pressoir.
Une journée de vendanges commence tôt le matin. Un casse-croûte l’interrompt souvent vers 10 heures. Puis un déjeuner, dans les vignes, très agréable s’il ne pleut pas. Et la journée se termine dans l’après-midi, la soirée étant mise à profit pour une douche, et un dîner convivial. A la vin des vendanges, beaucoup d’équipes font un « cochelet », c’est à dire un bon repas, largement arrosé, pour célébrer la joie de la récolte terminée et rentrée dans les foudres.
La modernité malheureuse.
Autrefois, les vendangeurs étaient essentiellement des étudiants et des jeunes venant de toute la France. Ils étaient logés et nourris chez l’habitant, et amenaient dans les villages une animation joyeuse et très appréciée. C’était la fête pendant deux semaines.
Tout à changé depuis la somme de règlementations qui ont été inventées depuis les années 70-80, qu’elles concernent le droit du travail, les normes d’hygiène et de sécurité, les contrôles de circulation, les déclarations diverses et variées. Ici comme ailleurs, l’État se substitue au chef d’exploitation, et pour lui, tout doit être normalisé, sécurisé et bruxellisé.
L’une des plus regrettables de ces interventions étatiques a été orchestrée par Alain Juppé, qui a édicté des normes d’hébergement vendanges plus draconiennes encore que celles qui s’appliquent à l’hébergement sports d’hiver. Le résultat en a été que la plupart des vignerons ont du renoncer à héberger et à nourrir chez eux les vendangeurs. Les vendangeurs ont été remplacés par des gens du voyage, vivant dans des caravanes et se nourrissant sommairement. Beau progrès…
Puis les instances européennes ont inventé en 2006 la directive Bolkestein, assujettissant les travailleurs détachés aux charges sociales du pays d’origine (à l’époque, le parti de Mme Le Pen s’était élevé contre cette directive qui induisait une concurrence déloyale, contestation qui a été reprise par M. Macron en 2017, pour aboutir à un accord ambigu dont nous n’avons pas encore vu l’impact…). Depuis 2006, donc, les Champenois ont vu arriver dans les vignes des cars entiers de travailleurs des pays de l’Est, durs au travail et peu exigeants, dont la venue était organisée par des sociétés de prestations, héritières des négriers d’autrefois. Et aujourd’hui, toutes les nationalités du monde viennent vendanger la Champagne, y compris des équipes asiatiques, avec chapeaux chinois.
Et maintenant, chaque année voit se compliquer les formalités d’embauche, ce qui développe les activités de prestation vendanges : le vigneron ne sait même plus par qui est vendangé sa vigne, et le vendangeur devient ce travailleur sans visage, sans âme et sans histoire, réduit à sa seule force productrice, rêvé par Jacques Attali et consorts. Bienvenue dans le monde moderne.